Merci à mon père qui n’a jamais voyagé
9Cela fait près de vingt ans que j’ai commencé à voyager. Cela m’a vraiment pris autour de mes 22 ans, après une expatriation à Londres. Non, je n’ai pas eu de parents voyageurs. Enfants, nous partions seulement quelques jours chaque été dans un coin de France. Le virus du voyage, je ne l’ai pas attrapé grâce à eux. Quoique, peut-être d’une façon indirecte.
Enfant, je lisais beaucoup, notamment les magazines des éditions Milan ou Fleurus, ou encore Terres Lointaines, un magazine qui n’existe plus et que personne ne doit connaître. Ces lectures étaient autant de fenêtres sur l’Ailleurs. Cela a sans doute nourri mon imaginaire d’enfant.
Puis, plus tard, adulte, mon père fut sans doute le plus critique quant à mes choix de vie.
« Pfff, on est pas bien en France ? »
Mon père, il me répète toujours : « À quoi cela sert-il d’aller dans ces pays ? Pfff, c’est n’importe quoi, on n’est pas bien en France ? » Je sais comme cela, on dirait les commentaires des lecteurs du Figaro. Enfin, on pourrait aussi lire cela dans des publications de tous bords politique, l’attachement à une nation, à son terroir n’est pas une idée de droite. D’ailleurs, mon père n’est pas de droite, mais il pourrait tout à fait être abonné à Franchouillard.com. Mais que voulez-vous, c’est normal j’allais dire.
Mon père, c’est déjà une autre génération. Il a grandi à la campagne, dans les années 1950. C’était une tout autre époque, une tout autre France. Et pourtant, c’est une époque qui n’est pas si éloignée que cela de la nôtre. C’était l’Ardèche, celle que Jean Ferrat aimait tant chanter.
C’était le coin profond du département, qui est lui-même un coin profond du pays. Oui, une autre époque, une autre vie. Huit frères et sœurs, cela vous donne une idée. La dure vie de paysans de ces années-là, une petite exploitation et, au final, une vie spartiate, simple, que d’aucuns diraient faite de pauvreté.
Pas d’études poussées possibles, d’autant que mon père a dû endosser le rôle de chef de famille à 16 ans, après que son père est mort d’un stupide accident de vélo un dimanche. De nos jours, il aurait été amené vite fait dans un hôpital et aurait peut-être été sauvé. Dur.
Le travail, surtout à cette époque, était une valeur, un devoir, une obligation. Du coup, partir voyager, sans que le but soit le travail, cela le dépasse. C’est de la perte de temps et d’argent. Sans parler que cela peut être dangereux. Pour lui, l’expérience du voyage s’est limitée à l’Algérie, c’est-à-dire à la guerre. Ce n’était pas un choix, mais une obligation de perdre deux ans de sa vie pour rien, avec des risques à la clef. Bref, le voyage, il n’en comprend pas l’intérêt.
Il me sort aussi la même logique quant à mes relations avec les femmes. Oui, j’ai tendance à sortir souvent avec des femmes qui ne sont pas d’ici. Sa phrase fétiche est : « Tu ne peux pas en trouver une plus près ? En France ? Il n’y en a pas assez ? ». Bon, sur cette dernière question, il n’a pas tort. Pour le reste, ce n’est pas facile de lui expliquer cela.
Oui, il y a un fossé entre nous. J’ai été le premier de la famille à faire des études universitaires. Contrairement à mon père, je ne suis pas un manuel, mais plutôt un intellectuel, tout du moins, je suis un créatif. J’ai toujours fui le travail routinier et sans intérêt, pour moi, il est essentiel de trouver sa voie. Ou au moins de s’épanouir dans sa vie professionnelle. Bref, je me suis construit en partie en opposition à mon père, à mes parents, comment beaucoup d’entre nous.
« Tu fais quoi ? Je ne comprends rien moi »
Depuis 2010, je partage mes voyages sur ce blog. Ce blog de voyage est vite devenu plus que cela, puisque c’est mon activité depuis quelques années.
Mon père n’est pas du tout geek, je crois qu’il n’a jamais tenu une souris entre les mains. Ma mère, c’est différent : après avoir pris des cours, elle arrive à se débrouiller plus ou moins bien. Elle envoie des courriels et elle like parfois mes publications. Toujours bizarre, les premiers temps, de voir votre mère qui vous like. Et qu’ensuite vos amis likent son commentaire, ce qui me met parfois dans l’embarras. Genre « Fais attention, ne fais pas n’importe quoi comme d’habitude », ou « Tu as pensé à me noter le numéro de téléphone de l’ambassade ? ». Oui, maman…
A lire: Ne dites pas à ma mère ce que je vais vous dire là !
Bien sûr, je ne vous surprendrai pas si je vous dis que mon père a du mal à comprendre comment je gagne ma vie. Et il n’est pas le seul d’ailleurs. J’ai essayé de lui expliquer plusieurs fois, mais c’est toujours resté flou je crois. Il a abandonné depuis. Parfois, j’ai des parutions ou des interviews dans la presse. Alors, il se dit que cela doit marcher un minimum et que ce n’est pas trop n’importe quoi. À la campagne, même si ce n’est que le journal régional, une page dedans, ça en jette. C’est presque la consécration et la gloire ! Si, si !
Quoi qu’il en soit, il ne dira jamais un compliment, il ne dira jamais qu’il est fier de moi, par exemple. Le maximum qu’il peut lâcher, c’est un « mouais, c’est pas mal ». Là, je vous jure, il est à son maximum. C’est mon père, quoi. Un peu ours sur les bords.
C’est lui, et aussi le monde des milieux populaires d’antan, travailleurs manuels, taiseux et peu enclin à la démonstration. Cela crée une distance et un décalage. Cela me rappelle une autre chanson, de Ferrat aussi. Vous la connaissez j’en suis sûr. Voici sa reprise la plus célèbre :
Mon blog de voyage
Ce blog de voyage a permis de lui montrer mes voyages et aussi ma façon de penser, aussi. Il lui a permis de mieux me connaître. Du coup, il s’intéresse davantage à mes voyages et à ce que je fais. Et ce, même si les questions tournent surtout autour de l’aspect financier. N’empêche, cela nous a rapproché.
Il y a quelques années, j’ai même réussi à le faire sortir de France le temps d’un week-end à Rome. Il avait pris l’avion pour la première fois. C’était sympa à voir. Il posait plein de questions au personnel de bord du genre : « Quelle est la vitesse de l’avion, l’altitude… ». Il avait un regard émerveillé. Une chose plutôt rare à 75 ans. C’était un chouette voyage. Depuis, il n’est plus aussi critique. Il s’intéresse davantage à ce que je fais.
Internet et le voyage, cela a du bon et du mauvais. De nos jours, beaucoup de gens partent ultra-connectés, certains ne connaissent le voyage que dans cette configuration. D’un autre côté, Internet permet de partager son expérience du voyage avec ses proches, que ce soit à travers un blog, une page Facebook ou un compte Instagram. Et cela peut vous rapprocher, oui.
Aller et retour
Le voyage est parfois associé à une fuite. C’est vrai, c’est toujours, au moins la (bonne) fuite d’un quotidien routinier, l’expression d’un élan vers l’inconnu, d’une certaine énergie vitale.
Lire cet article à ce sujet ici.
Il est vrai aussi que beaucoup de grands voyageurs ou d’expatriés ont des problèmes relationnels avec leurs parents. Ici, le voyage est une façon de fuir les problèmes, une fuite qui peut être vitale dans certains cas. Parfois, je me suis interrogé sur cette part de fuite dans mes désirs d’ailleurs. C’est difficile de faire la part des choses, car forcément, les motivations sont plurielles. Si au début, cela peut faire partie des facteurs déclencheurs, par la suite, on y prend goût tout simplement en se rendant compte des richesses que le voyage apporte.
Peut-être que le voyage a été une façon pour moi de montrer à mon père à quel point j’étais différent de lui. Peut-être que c’était une façon de le dépasser, de me mettre au-dessus de lui. Une façon de « tuer le père », pour utiliser le vocabulaire psychanalytique. C’était une façon de m’éloigner pour me construire et revenir plus fort. Un peu comme la parabole biblique du Fils prodigue. Oui, j’ai essayé d’attirer son attention, de l’étonner, que sais-je encore.
En vérité, je suis arrivé à cette réflexion en écrivant au fur et à mesure ce texte, c’est du live. Oui, c’est bien possible, c’est peut-être cela. Je n’y avais jamais pensé de cette façon. Non, non, je n’en suis pas à mon troisième demi de bière. La vraie raison importe peu, mais il y a sans doute quelque chose de ce côté-là à la base.
L’origine de tout
En fait, je devrais remercier mon père d’avoir été là, d’avoir été ce qu’il a été, avec ses défauts et ses faiblesses. Pendant longtemps, je lui en ai voulu de n’avoir pas été comme je l’imaginais devoir être. Genre le père parfait des séries télé américaines politiquement correctes… et qui n’existe sans doute pas dans la réalité. Je lui en ai voulu de ne pas avoir été assez présent, assez communicatif et démonstratif.
Je suis passé à autre chose depuis un bon moment hein. Mais cette Fête des pères était l’occasion de me le dire vraiment.
Donc, merci papa. Si tu avais été différent, je n’aurais peut-être pas connu tous ces voyages, tous ces moments intenses, ces différentes vies et ces rencontres. Je ne serais pas où je suis actuellement. Je ne ferais sans doute pas cette activité de blogueur-voyageur, je ne mènerai pas cette vie que j’aime tant. J’aurais sans doute été moins motivé pour me construire une vie qui me permet tant d’être en accord avec moi-même. Vous ne pouvez pas voir, mais là, je suis entrain de lever mes yeux de mon écran, c’est presque une révélation pour moi. Je n’avais jamais vu cela sous cet angle jusqu’ici.
Merci papa. Bon, mais changer un peu, cela peut être pas mal aussi hein.
Mince je crois qu’on a le même père, faut que tu le saches 😉 ahaha ! Très joli texte sur ton père !
Oui, il vient du même coin ? 🙂
Je crois que tu as posé des mots sur quelque chose qui m’était depuis toujours impossible à expliquer. Moi meme je viens d’une famille de campagne, avec un pere paysan de par ses parents, ni démonstratif, ni fier, ni compréhensif. J’ai cette envie folle de voyager depuis toujours, de partir rencontrer des gens, de danser seule, ou accompagnée. J’aime tout autant me lier d’amitié ou d’amour avec ces personnes qui sont très différentes de moi et qui peuvent vivre très loin. Mes parents n’ont pas cet esprit d’aventure et de challenge personnel, et pourtant je brûle de découvrir le Monde… je crois que » tuer le père » dans les grandes lignes reflète parfaitement l’idée. J’avais besoin de prouver aux autres et à ma famille que j’étais differente et tout comme toi j’ai fini par me prendre au jeu. On comprend les choses avec le temps, on pardonne et on parle avec le cœur, sans haine ni rancoeur. Je te souhaite, plein de voyages, de rencontres, de sourires et de découvertes inattendues !
Moi moi père est super voyageur, donc mon voyage top! Mais alors le coup du digital nomad , là il comprend pas trop le délire et encore moins Comment en faire un métier… l’article est touchant mais il m’a bien fait rire aussi ! ?
Il est génial cet article Fabrice!!
Comme toi, mon papa vient de la campagne. Il n’a jamais été à l’étranger et il est sorti de son département simplement parce que les frères/sœurs de ma maman se sont installés dans d’autres régions. Nous ne sommes jamais partis en vacances ensembles et j’ai vu la mer (du nord!) pour la 1ère fois à 20 ans (avec une amie). Autant te dire que lorsque j’ai décidé de partir seule en Inde avec mon sac à dos, il a fait un peu la tronche (ma mère aussi en fait ^^).
Je me souviens d’un jour où je l’ai entendu parler à des amis à qui il disait (en parlant de moi): oh ben Myriam elle veux gagner de l’argent pour partir en voyage alors pfff. » du genre « nan mais c’est quoi cette lubie?? ».
Venant de la campagne et ne s’intéressant pas trop à ce qu’il l’entoure, il est forcément influencé par certain média et du coup il est un « peu » raciste. on s’engueule souvent parce que moi je ne le suis pas du tout, surtout avec les voyages que j’ai fait!! (J’ai habité au Sénégal et à Madagascar, je suis partie en Inde et au Vietnam).
En fait je dis ça parce que je suis vachement fière de moi: j’ai réussi à le faire changer de point de vue sur certaine chose, à l’initier au voyage et aux gens d’ailleurs et maintenant que je laisse traîner le national géo, on a des discussion sur des sujets qu’on aurait jamais abordé si je ne voyageais pas.
Je me dis qu’on peut quand même apprendre des choses à nos parents, quelque soit leur âge et c’est formidable! Par contre je n’ai pas encore réussi à lui faire prendre l’avion (il a 57 ans, ça viendra peut-être ^^) mais j’espère un jour le convaincre!!
J adore cet article tellement vrai
On est toujours le résultat de ce que nous vivons et avons vécu. Tu as créé ta personnalité avec ta base de départ soit ta famille. Parfois il faut une vie pour se débarrasser de ce que l’on nous a inculqué et parfois, aussi, cela nous sert de tremplin pour développer notre personnalité. Bref, nous partons dans la vie avec ce que nous avons et c’est à nous de prendre conscience de nos capacités.
Bel article Fabrice sur l’homme que tu es.
Merci Jocelyn
Bien Fabrice,
C’est vrai que l’on se construit, en partie seulement, en fonction du vécu de notre vie familiale. Mes parents, mes soeurs, étaient des voyageurs, j’ai donc pendant longtemps voyagé dans ma tête et progressivement par étapes en visitant quelques pays.
Né avant ton père, en 1946, je confirme que c’est plus difficile de devenir un ‘baroudeur’ et que la mise en place d’un long voyage n’est pas aussi simple. D’autant plus que je me refuse à prendre l’avion qui vous ‘dépose’ dans une région sans avoir eu le temps d’observer les entourages.
A bientôt Fabrice